Psychologie
Notre maison
Je me questionne beaucoup sur le concept de la maison. Ce lieu que l’on désigne comme celui qui abritera bon nombre de nos émotions, de nos envies, de nos rêves. Un endroit qui nous ressemble et qui parfois, partage les reflets de notre famille, de notre partenaire.
J’ai déménagé comme plusieurs de mes concitoyens le 1er juillet 2022. Entre le vacarme incessant du bruit du scotch sur les cartons et l’anxiété latente de découvrir un nouveau quartier, j’étais loin de me douter qu’un tout autre changement bien plus important que le déracinement de mon Mile-End adoré allait se produire, seulement 2 mois plus tard.
Ceux et celles qui sont de lecteurs assidus de mes écrits pour le Bota Bota sauront que j’aime de temps en temps briser le 4e mur, et parler de ma vie mais surtout de ma santé. Le bien-être fait partie de l’ADN du Bota Bota, et depuis que j’y travaille je mets de plus en plus d’emphase sur ce mot dans ma vie.
Atteinte de la fibrose kystique, maladie chronique pulmonaire dégénérative, depuis ma naissance, ma santé et tout ce qui l’englobe sont une priorité depuis toujours. Je ne compte plus les traitements et les médicaments que j’ingère au quotidien et je le fais de façon presque mécanique. C’est une routine comme une autre.
En août dernier, j’ai été introduite à une nouvelle médication révolutionnaire dans le monde de la fibrose kystique. On dit aujourd’hui que ce médicament est ce qui ressemble le plus à un remède. En l’espace de deux mois, j’ai vu mon corps changer, mon souffle s’améliorer drastiquement, si bien qu’aujourd’hui je respire quasiment comme une personne dite « normale ». Un rêve que je n’osais pas toucher du doigt il y a même un an tant il était à mes yeux impossible.
Les premières semaines du traitement ont été une phase de ma vie que je n’oublierai jamais tant elle était euphorique. Parce que les résultats ont été significatifs en une très courte période, je me suis vu pousser des ailes et avoir un regain d’énergie spectaculaire. J’écrivais dans mes notes personnelles :
« C’est comme si j’avais pris un élan toute ma vie et qu’aujourd’hui l’élastique invisible qui me retenait depuis ma naissance avait finalement lâché, me propulsant au-dessus des arbres, des nuages et des astres. Pour moi qui aie toujours eu peur de l’espace, j’envisage ce nouvel horizon avec envie, gourmandise même. »
L’euphorie a ensuite laissé place à une sorte d’enveloppe anxieuse; la vie que je m’étais créée autour de cette maladie chronique était en train de fondre et je me retrouvais face à une inconnue avec qui je partageais étrangement le même visage. Des sentiments inhabituels faisaient surface, comme celui d’être homesick (le mal du pays). Sentiment que je n’avais pas ressenti depuis mon adolescence.
J’ai longtemps cherché à comprendre la raison derrière cette émotion. Était-ce mon récent déménagement qui me donnais cet effet ? Ou peut-être mon voyage en France de l’été pour aller rendre visite à ma famille ? De quel lieu étais-je en manque ? Pourquoi subitement ce sentiment si fort ? Et de quelle maison avais-je besoin ?
Et subitement, la réponse m’est apparue comme une évidence. Notre corps est la première enveloppe, le premier lieu que nous habitons avant-même de voir le jour. Il abrite bon nombre de nos émotions, de nos envies, de nos rêves, il est l’empreinte première de notre être.
Alors que pour certains le raisonnement était clair, je n’avais jamais fondamentalement fait le lien entre mon identité et ma maladie. J’étais persuadée que les deux vivaient sans véritablement être conscientes l’une de l’autre. Elles coexistaient placidement, se saluant de temps en temps, lorsque j’étais hospitalisée ou dans des instants de maladie significatifs. Je savais qu’une partie de moi était ce qu’elle était à cause de mon état de santé, mais je n’avais jamais vraiment considéré l’impact de celle-ci sur mon identité.
Ce nouveau médicament bien que révolutionnaire m’aura aussi dépouillé de tout ce que je connaissais. Mon corps, bien que malade et en insuffisance pulmonaire, était ma maison, le lieu dans lequel j’étais le plus confortable. Aujourd’hui, je me réveille dans un nouveau corps que je ne reconnais plus. Qui réagit différemment, qui s’exprime avec plus de facilité physique. Le sentiment d’être homesick venait donc de là, de ne plus se sentir chez moi dans mon propre corps.
Je me rends à l’évidence que je dois me reconstruire avec de nouvelles balises, afin de comprendre comment exister lorsqu’une partie de moi vient de changer drastiquement. C’est un deuil quotidien, qui s’exprime par vagues; je suis joie et je suis tristesse. Mes larmes, parfois amères, viennent annuler le progrès que je fais, celui d’avancer malgré le chaos d’une vie en constant questionnement. Mais leur sel me rappelle parfois la mer, dans laquelle je plonge dans ma tête pour me sentir mieux. Me dire que la chaleur de la vie vaut d’être vécue, qu’elle est faite de courants et que tout passe. Je tente de voir ce nouveau chapitre comme une nouvelle maison sur l’exacte emplacement de la première : les fondations sont les mêmes, les murs ont simplement changé de couleur.
Photo: Youssef Naddam